:: – Article proposé par François MOMAL, Consultant en Lean Six Sigma – ::
Il y a quelques années j’ai lu un livre qui m’avait passionné : Les décisions absurdes : Sociologie des erreurs radicales et persistantes de Christian Morel (Gallimard).
Cet auteur (qui a travaillé comme cadre dirigeant dans l’industrie) analyse sous un angle sociologique le processus de prise de décision au sein de groupes qui peut parfois conduire à des décisions « absurdes » dont le résultat est en fait contraire à celui souhaité. Nous avons tous connu des situations où finalement la prise de décision collective conduit à un choix absurde.
Il donne comme fameux exemple le lancement de la navette américaine Challenger en janvier 1986, navette qui a explosé en vol peu de temps après son décollage. Des ingénieurs savaient qu’il y avait des risques potentiels sur les joints des fusées d’appoint (les fameux boosters), à l’origine de l’accident, et souhaitaient différer le lancement. Quand le responsable de la Nasa demanda si quelqu’un avait des objections à faire sur le lancement, un silence lui répondit. Silence que ce responsable prit pour une approbation.
Pour prendre un exemple beaucoup plus modeste j’ai en mémoire un voyage professionnel où un soir mes collègues et moi-même déambulions dans une petite ville belge à la recherche d’un restaurant pour diner. Après être passé devant plusieurs endroits sympathiques (brasserie, bar, …) nous avons finalement « collectivement » opté pour un petit restaurant loin de l’hôtel.
En échangeant ensemble après le diner nous nous sommes rendu compte qu’aucun des membres du groupe ne souhaitait diner dans ce petit restaurant. Mais « collectivement » nous avons opté pour ce petit restaurant, chacun pensant que cela « ferait plaisir » aux autres. En fait il y a eu beaucoup de « non dits » et chacun a interprété à sa façon les silences des autres. Et pour diner finalement dans un lieu qui ne faisait plaisir à personne et qui a nous a gâché le diner.
Christian Morel introduit la notion de métarègle qui sont des gardes fous dans la prise de décision. Citons parmi ces métarègles le tour de table explicite, où chacun exprime ses réserves sans crainte de la hiérarchie.
Un autre dispositif « anti décisions absurdes » est pour Christian Morel la « hiérarchie restreinte impliquée». Il s’agit « d’un transfert marqué du pouvoir de décision vers des acteurs sans position hiérarchique, mais détenteurs d’un savoir et en prise directe avec les opérations.» C.à.d. que l’on donne, à certains moments critiques d’un projet, le pouvoir de décision à un groupe d’acteurs qui ont une expertise réelle du terrain et on les isole de la hiérarchie pour éviter les interférences avec la hiérarchie.
Réfléchissez à votre quotidien en entreprise et à la façon dont certaines décisions sont prises et je suis certain que vous trouverez des tas d’exemples de « décisions absurdes ». Et maintenant quels pourraient être des « garde fous » à mettre en place, des poka yoke humains ?
J’ai rencontré plusieurs fois dans mon parcours des managers qui pratiquaient le management par la peur (hommes ou femmes, les femmes ne sont pas en reste dans ce domaine !). Rien de tel qu’un management par la peur pour faire des con….et pour faire faire des con…par des collaborateurs terrorisés qui n’osent pas s’opposer directement.
Combien de fois en réunion de travail, j’ai pu avoir envie de dire quelque chose mais sans finalement le faire par crainte de casser l’ambiance, passer pour un mauvais coucheur, peur de représailles…alors que rétrospectivement cela aurait pu apporter de la valeur ajoutée au groupe.
Les phénomènes de groupe sont bien souvent étranges ! J’ai toujours été parfois étonné par certains comportements pris par des collègues en groupe. Le groupe rend-il idiot ?
Il me semble que l’esprit du Lean Six Sigma est en lui-même un beau poka yoke pour éviter les décisions absurdes. On privilégie l’expertise terrain, on ne punit pas le messager qui apporte une mauvaise nouvelle, relever des dysfonctionnements est vu comme une opportunité d’amélioration (cf. ci-dessous méta règle n°4 de Christian Morel), on essaie (restons modestes !) de neutraliser de différentes façons les interférences négatives de la hiérarchie qui pourraient nuire au processus d’amélioration continue (exemple : faut-il inclure ou pas les responsables hiérarchiques lors de l’élaboration d’une VSM ?).
Et vous dans votre entreprise ou simplement dans votre vie personnelle quelles sont les « méta règles » qui seraient à mettre en place pour éviter de faire collectivement des con…style programmer une fête de famille à une date qui em…tout le monde ?
Les six « méta règles » de Christian Morel
(pour éviter les décisions absurdes prises collectivement)
- Privilégier la collégialité des décisions et l’effacement de la hiérarchie.
- Vérifier le consensus : un silence n’équivaut pas à un accord.
- Introduire un avocat du diable pour débattre de manière contradictoire.
- Ne pas punir les erreurs, afin que l’information remonte.
- Appliquer le principe de la check-list, comme dans les avions.
- Ne pas s’en remettre aveuglément à la technique et à la science.
:: – Article proposé par François MOMAL, Consultant en Lean Six Sigma – ::
Je confirme pour l’avoir lu il y a une dizaine d’années l’intérêt du livre de Christian Morel.
J’ai d’ailleurs le souvenir d’avoir plus été intéressé par la description détaillée des circonstances des choix absurdes (notamment l’histoire de la navette Challenger) que par les conclusions que l’auteur en tirait et les recommandations qu’il faisait.
Dix ans sont passés depuis et j’ai fortement depuis étoffée ma capacité à penser clairement grâce à la Théorie des Contraintes et aux Thinking Processes.
Les structures hiérarchiques cloisonnées provoquent dans certaines conditions des décisions absurdes. La tendance naturelle est alors de « montrer du doigt » – blâmer les responsables, pilotes, concepteurs, managers…
A l’examen (ou l’autopsie) on s’aperçoit que les facteurs principaux d’erreur sont :
1) l’absence d’un but clairement défini à l’origine : on se jette dans réalisation de la solution alors que le problème n’a pas été correctement identifié à l’origine ;
2) l’absence de communication (le silence) sur les effets potentiellement indésirables de l’option choisie ;
3) la peur de rompre le consensus ou d’affronter les autres, notamment ceux disposant d’une autorité d’expert (lors du naufrage du Titanic, l’officier en second prenant le quart n’aurait pas osé objecter au commandant qu’il relevait, que la vitesse alors maximale du navire devait être réduite en raison de la présence signalée d’icebergs) ;
4) l’absence d’informations pertinentes pour prendre la décision (alors qu’elles sont disponibles par ailleurs) ;
5) une connaissance collective erronée partagée par le plus grand nombre et dont la portée limitée est seulement comprise par un petit nombre d’experts qui préfèrent se taire de peur de remettre en cause le consensus (l’exemple-type est le coût de revient ou complet d’un produit, notion plébiscitée par les non-spécialistes comme les gens du marketing, de la vente, du bureau d’études, etc. et dont les seuls à connaître les limites et les conditions strictes de validité sont les contrôleurs de gestion).
La Théorie des Contraintes propose une méthode systématique de mise en place de solutions en six étapes (que je ne connaissais pas quand j’ai lu le livre de Morel) qui réduit considérablement les risques d’erreurs. Cette méthode est connue sur le nom de Buy-In.
Elle est fondée sur des comportements souvent absents lors de la prise de décisions absurdes : la verbalisation (l’expression orale et écrite) à tous les stades du Buy-In du problème posé et de la solution envisagée, avec la recherche systématique et proactive des effets potentiellement négatifs de la solution préconisée, l’identification de tous les obstacles à surmonter et la planification détaillée et expliquée de la solution finalement retenue.
Les six étapes sont : 1) l’accord sur le problème (la définition et l’expression claire du but recherché) 2) l’accord sur la direction de la solution (c’est une spécificité de la méthode : le problème est souvent perçu par la TOC comme un conflit entre des solutions antagonistes et il faut choisir la solution vers où aller) 3) l’accord sur la solution elle-même et surtout le fait qu’elle va résoudre le problème de chacune des parties prenantes 4) le traitement systématique des effets potentiellement négatifs de la solution choisie (effets porteurs d’améliorations décisives) 5) l’identification des obstacles et des objectifs intermédiaires permettant de les surmonter ou les éviter 6) la confection du plan d’actions détaillé et complètement verbalisé (expliqué) – pas à pas, pour chaque action : ce que l’on va faire, pourquoi est-il nécessaire de le faire, quelle en est la justification logique, quel en est le résultat attendu.
Avec une règle absolue, ne jamais blâmer les gens, mais étudier le système dans lequel ils évoluent et l’améliorer si nécessaire. Pourquoi croyez-vous que les pilotes les plus chevronnés continuent à dérouler la (fastidieus) check-list avant chaque vol : c’est parce que se faisant, ils réduisent l’incertitude, au niveau du système.
Bien cordialement.
Pour compléter mon commentaire précédent, je signale à ceux qui peuvent le consulter, que dans son livre « The Logical Thinking Process » H.W. DETTMER étudie le cas des boosters de la navette Challenger aux pages 369-375 Appendix F.
Il y montre simplement que l’utilisation d’un « Evaporating Cloud » ou « Nuage de conflit », en l’occurrence le conflit étant un dilemme sur un choix technique avec des conséquences financières, aurait permis à la société MTC chargée de développer les boosters – si cet outil des TP inventé quinze ans plus tard avait alors existé – de prévenir l’accident qui allait coûter la vie à 7 astronautes.
Cette application des Thinking Processes à l’accident de Challenger a fait d’ailleurs l’objet d’une communication au symposium de l’APICS CMSIG en 1999.
Ces non dits, ces prises de précisions en groupe ont leur paradoxe : il s’agit du paradoxe d’abilène, il existe lorsque plusieurs personnes prennent une décision d’un commun accord alors qu’aucune ne la trouve appropriée. Ce paradoxe est directement lié aux relations et à la communication. Alors retroussons in petto nos manches pour faire évoluer nos compétences et notre culture dans ce sens. Cela suppose que nous prenions mieux en compte la dimension humaine d’un point de vue individuel et collectif au sein de nos entreprises.