:: – Article proposé par Philippe SILBERZAHN, Professeur à l’EM Lyon – ::
:: – Egalement auteur de son blog eponyme – ::
Le processus entrepreneurial est habituellement décrit comme suit: un entrepreneur visionnaire a une grande idée, il rédige un business plan irréprochable, lève de l’argent auprès d’un VC, crée son entreprise, rassemble une équipe et se lance, met son entreprise en bourse et se retire aux îles Maldives… ou fait faillite.
Les recherches menées récemment sur l’entrepreneuriat montre une réalité très différente: les entrepreneurs partent souvent avec une idée assez simple, voire pas d’idée du tout. Ils s’appuient sur les moyens dont ils disposent: leur personnalité, leur réseau de contact, leur savoir. Ils ne rédigent pas de business plan, mais inventent en cours de route, tirant parti des surprises. Ils n’étudient pas un marché, mais font des essais à coup de perte acceptable. On a donné le nom d’Effectuation à cette approche.
L’effectuation s’appuie sur cinq principes qui inversent ceux de la stratégie classique:
- 1. « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ». Alors que la stratégie classique consiste à définir des buts pour ensuite trouver les ressources nécessaires à leur accomplissement, les entrepreneurs partent au contraire des moyens à leur disposition pour définir de nouveaux buts. La stratégie classique est dite « Causale », car elle cherche les causes (moyens) permettant d’obtenir un effet souhaité. L’approche « effectuale » cherche au contraire ce qui peut être fait (effets) avec des moyens donnés, d’où le terme effectual. Même si, par définition, les entrepreneurs ont souvent peu de moyens, ils en ont toujours et souvent ceux-ci sont insoupçonnés. Hors une grosse levée de fonds, ces moyens sont de trois types: la personnalité de l’entrepreneur (qui va l’orienter dans telle direction plutôt que telle autre), ses connaissances (expertise), et son réseau social (qui vont constituer son vecteur).
- 2. « Raisonnement en perte acceptable ». Alors que la stratégie classique à prendre des décisions sur la base d’un retour attendu que l’on doit estimer, les entrepreneurs raisonnent en termes de perte acceptable. Ils essaient quelque chose en sachant ce qu’ils peuvent perdre au pire, et ils savent qu’ils peuvent se permettre cette perte. C’est typiquement le cas d’un cadre au chômage qui se dit « Je vais travailler sur cette idée, et si ça n’a pas pris dans six mois, je me remets à chercher du travail. » La perte (de salaire) est connue à l’avance, le risque parfaitement maîtrisé. En revanche, le cadre ne sait pas vraiment ce qu’il peut attendre de ces six mois.
- 3. « patchwork fou ». Alors que l’analyse de la concurrence est l’un des piliers de la démarche stratégique dans la mesure où elle permet de s’insérer dans la structure de l’industrie au sein de laquelle on se lance, les entrepreneurs s’intéressent plus à la création de partenariats avec différents types d’acteurs (parties prenantes) afin de « co-construire » l’avenir ensemble. Ainsi, au client qui accueille l’entrepreneur venu lui présenter son nouveau produit en lui disant « Votre produit m’intéresse, mais il faudrait apporter telle et telle modification », l’entrepreneur adoptera une logique de co-création en répondant: « OK pour apporter ces modifications, mais à conditions que vous vous engagiez maintenant à m’en prendre trois. » Si le client accepte, il rejoint le projet et en devient une partie prenante, ayant dès lors intérêt à sa réussite. La démarche entrepreneuriale consiste donc à assembler un patchwork avec des parties prenantes, sans que l’on puisse dire à l’avance avec qui le patchwork sera crée, et donc quelle forme il prendra.
- 4. « La limonade ». Alors que la planification stratégique a pour but d’éviter les surprises, les entrepreneurs accueillent celles-ci favorablement et en tirent parti. Autrement dit, si on vous donne des citrons, vendez de la limonade. Vous démarrez sur une idée, et continuez sur une autre à la suite d’une observation fortuite, d’une suggestion d’un client ou d’un accident.
- 5. « Le pilote dans l’avion ». Ces principes conduisent à passer d’une logique de prédiction (essayer de deviner le marché) à une logique de contrôle (l’inventer). La stratégie classique se résume ainsi: « Dans la mesure où nous pouvons prévoir l’avenir, nous pouvons le contrôler. » L’effectuation inverse cette logique en indiquant que « Dans la mesure où nous pouvons contrôler l’avenir, nous n’avons plus besoin de le prévoir. » Derrière cette logique de contrôle se dessine une vision créatrice de l’entrepreneuriat, selon laquelle le rôle de l’entrepreneur est de créer de nouveaux univers, et non de découvrir les univers existants. La logique de contrôle signifie également que dans la démarche entrepreneuriale, c’est l’action qui est privilégiée à l’analyse. L’action est source d’apprentissage mais aussi de transformation de l’environnement, elle n’est pas un sous-produit de la démarche d’analyse, comme cela reste vrai dans la vision classique de la stratégie. Action, transformation et cognition sont étroitement liées.
Au final, l’effectuation constitue une façon entièrement nouvelle de concevoir la démarche entrepreneuriale.
Elle n’est pas toutefois étrangère ni incompatible avec d’autres théories du management, y compris celles liés au mouvement de la qualité. La politique des « petits pas » qu’elle préconise n’est pas exemple pas sans rappeler l’amélioration continue chère à Toyota.
L’insistance que l’effectuation met sur l’importance d’une démarche sociale – co-construction avec les parties prenantes au projet – est un facteur supplémentaire de similitude.